Retour à Killibegs, de Sorj Chalandon
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Sorj Chalandon m’avait déjà beaucoup touchée avec Mon Traître, lu il y a quelques années. Avec Retour à Killibegs, verso de cette histoire de trahison sur fond d’amitié et de rébellion dans l’Irlande du Nord en armes, il m’a bouleversée.
Retour à Killibegs est un roman qui frémit, qui vit, qui tremble, au gré d’abord de l’engagement du jeune Tyrone Meehan, qui quitte une enfance marquée par la figure écrasante d’un père violent pour entrer dans les rangs de l’IRA, nouvelle famille où le combat est la règle. Il ne s’agit pas de sortir du rang ou de se poser des questions. Ce qui tombe bien, car ce n’est pas le cas de Tyrone, recrue de choix pour l’IRA qui mise beaucoup sur lui. Jusqu’au jour où il chute, et ne pouvant révéler l’impensable, il se met à fuir la réalité, se retrouvant pris dans un engrenage qui le conduira à trahir les siens… Dans quelle mesure est-il, lui que tous pensent au dessus de tout soupçon, responsable de sa propre perte et de celle des siens, qu’il va livrer à l’ennemi ? Mais est-ce vraiment de perte qu’il s’agit finalement ? Quid de sa propre liberté ? Quelles en seront les conséquences pour les siens, pour lui, pour l’Irlande ?
Dans Mon Traître, Antoine, son ami français, le petit luthier parisien que Tyrone a pris sous son aile pour faire de lui son frère de lutte, cherchait, après toutes ces années, à comprendre pourquoi il avait trahi. Ici, ce n’est plus tellement du « pourquoi » dont il s’agit, mais du « comment » et surtout, de la réflexion qu’il va mener tout au long de sa trahison. Errements moraux, certes, arrachement aux siens et à ses racines aussi, mais surtout, des questionnements denses et incessants sur la clairvoyance que lui octroie sa trahison sur la scène qui est en train de se jouer parmi les siens, et les images que les Anglais vont lui renvoyer à la figure.
En entrant dans la peau de Tyrone Meehan, l’auteur réussit un tour de force incroyable. Intransigeance des belligérants, amertume des larmes, âpreté de la tourbe et de la bière noire comme le ciel : Sorj Chalandon nous immerge dans les racines sombres d’un combat qui se fissure inorexablement, et dont les racines morales vont peu à peu remonter vers la surface, charriant des victimes qui se sont toutes sali les mains à des degrés divers.
Dire que Tyrone est un personnage attachant serait bien peu. J’ai été transportée par ses questionnements, ses errances et son désespoir. L’écriture, sèche et précise, est tranchante et sied particulièrement à la rudesse de ce combat intérieur, conté en filigrane d’une course en avant menée par une violence des corps à laquelle répond une insupportable mise à distance politique.
Un grand et beau roman, qui donne la part belle à l’émotion, mais aussi à une réflexion poussée sur la trahison et l’escalade de la guerre, sur l’individu au sein du collectif, et sur l’impossible résolution d’un combat intérieur qui tranche trop vif pour pouvoir un jour s’apaiser.
Publié aux éd. Grasset, 2011