Le front russe, de Jean-Claude Lalumière
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Un jeune bordelais croit échapper à l'horizon étriqué que lui offrent ses parents, confits de dévotion devant leur fils unique, en passant le concours des Affaires étrangères. Plein de rêves d'évasion et de grandeur éternelle de la France, il a puisé dans les magazines "Géo" qu'il a compulsé obsessionnellement pendant une enfance terne sa volonté farouche de s'évader, de voir du pays et, surtout, de respirer enfin, en prouvant à ses parents qu'il peut vivre loin d'eux. Après sa réussite au concours, il débarque à Paris pour y démarrer une nouvelle vie qui s'annonce palpitante... Mais il est, dès son premier jour au ministère, rattrapé par les bonnes intentions d'une mère qui, dans un élan de sollicitude, lui a offert un attaché-case énorme auquel son supérieur hiérarchique doit une chute dont il se souviendra... en l'envoyant sur le "front russe", c'est-à-dire au "bureau des pays en voie de création / section Europe de l'Est et Sibérie. Localisation: immeuble Austerlitz, 6ème étage, bureau 623, 8 avenue de France, Paris XIIIe" - autant dire une voie de garage toute tracée.
En même temps que s'envolent les espoirs de conquête et de gloire sous les ors de la République de cet anti-Rastignac bien sympathique, on rit de ses heurs et ses malheurs contés avec un humour décapant, qui m'a fait plus que sourire à plusieurs reprises, particulièrement par l'accumulation de situations absurdes brocardant l'étroitesse d'une administration toute kafkaïenne, à laquelle la bonne volonté de notre jeune homme débonnaire se heurte irrémédiablement... A cet égard, l'épisode du pigeon mort pour avoir heurté de plein fouet la fenêtre du bureau de notre héros, giseant sur le rebord et dont le débarras fait l'objet d'un échange de mails passionné pour justifier l'absolue nécessité d'en ramasser la dépouille, ce que l'administration se refuse à entendre, restera dans mes annales.
Si la première partie de ce court roman est drôle, grinçante et bien menée, j'ai complètement déchanté avec la deuxième partie. Le héros croit revenir en grâce auprès de sa hiérarchie pour mieux tomber, à l'avenant de sa vie personnelle, qui sombre irrémédiablement dans un échec si sordide que le décalage avec un début pimpant et alerte n'en est que plus intense. Je n'ai pas compris un tel décalage, et surtout, je n'ai vraiment pas adhéré à la noirceur de la vision que nous propose l'auteur.
Certes, le propos de ce roman n'est pas seulement de rire des illusions ridicules d'une jeune âme naïve et des aberrations de notre administration, mais plutôt de pointer du doigt la vacuité des ambitions et des trajectoires individuelles. C'est aussi la description de la dépression, qui vient de manière insidieuse ronger la joie de vivre et les élans qui nous permettent d'avancer et de grandir, sans même que l'on ne s'en rende compte.
Cette tentative de remake des "Illusions Perdues" m'a donc semblé raté. J'ai eu le sentiment d'assister, impuissante, à une démonstration lourdement assénée sur la prédestination. Le souffle du début s'est donc vite estompé devant cette suite ennuyeuse et de peu d'intérêt, et la fin, terrible, a été le coup de grâce: "J'ai voulu tracer mon propre parcours, et je me suis retrouvé à mettre mes pas dans ceux de mon père. On croit se rendre dans des endroits nouveaux, mais on réalise que c'est partout pareil. L'histoire d'une vie, c'est toujours l'histoire d'un échec"...
Paru aux éditions du Dilettante en août 2010 et au Livre de poche (février 2012)